Le bel inconnu

30 novembre 2008 2 Par Catnatt

Auteur non identifié

Il est là. Assis sur ce banc, les yeux rivés vers la mer. Bien qu’il soit brun comme un Italien sur la Cote, on n’hésite pas : on le prend pour un Turc. Son teint cuivré, ses pommettes saillantes, ses yeux en amande évoquent aussitôt, aux méridionaux, des peuples plus exotiques. Au mieux, il passe pour un Mongol. Son regard étonne : clair, presque transparent, teinté d’un bleu très doux, à peine bleu, il se cache sous des paupières lourdes et pose d’emblée, charmeur, l’énigme de son origine. Il a de la gueule. Avec ses yeux clairs, sa figure de tartare et ses épaules de Don Juan, il évoque plus une vedette de cinéma qu’un fonctionnaire. Il est fascinant. Je m’assieds près de lui. C’est une belle matinée d’été. Il fait doux. Il ne m’a pas jeté un seul coup d’œil, trop préoccupé à noyer ses pensées dans l’eau. Du moins, c’est ce que je crois.

 

« Je suis Romain. Et je ne le suis pas. Rien n’est plus vrai que ma petite enfance, rien n’est plus faux que la légende dorée que je me suis donnée, comme un défi à toutes les forces qui se sont acharnées sur moi. Je n’ai aucune origine, je suis européen. Je suis un réfugié. Je suis un patriote. Je suis un soldat. Je suis un écrivain. Je suis un diplomate. »

 

Je ne sais même pas si c’est bien à moi qu’il s’adresse, ou à un fantôme ou peut-être à lui-même. Il s’est interrompu, et j’ai envie qu’il poursuive son monologue. Je ne saisis pas tout mais j’ai envie qu’il continue. J’apprécie la musicalité et la profondeur immédiate de ses propos.

 

« Un diplomate ? »

 

« Oui. J’ai même fait partie de l’ONU. Une vaste farce. Vous savez, l‘ONU, c’est le viol permanent d’un grand rêve humain. Avez-vous déjà vu le siège de l’ONU ? Le gratte-ciel des Nations Unies ? Ce n’est que le signe poli d’une civilisation qui soigne son extérieur. Du verre.., Je crains que ça ne forme même pas de beaux vestiges. Et puis, je suis parti. Peu importe les raisons. J’étais menacé de moi-même à perpétuité. J’ai décidé alors de tout foutre en l’air, une sorte de révolution culturelle, à la chinoise, à titre personnel de remise en question. Oui, je suis parti. Je ne sais pas pourquoi je vous dis ça. »

 

“Non, continuez. On pourrait se présenter, se demander comment ça va mais à quoi bon ? Autant aller à l’essentiel, partager immédiatement nos pensées instantanées, non ?”

 

Une pause. Quelques badauds brisent le paysage par instants. Je ne le regarde pas, je suis face à la mer. Il ne me regarde pas non plus. Quelques minutes s’écoulent. Parfois, par magie, des silences confortables s’installent entre deux inconnus.

 

Il esquisse un sourire, lui, qui doit probablement en être avare.

 

« Les rêves volent haut, quand ils touchent terre, ils rampent et crèvent. Je veux seulement que demeure la trace de mes pas (..) pour éviter qu’on ne me suive. Elle sera bien utile pour tous ceux qui ne viendront pas après nous. Rappelez vous ceci, Mademoiselle : l’humanité est une patrouille perdue

 

Je devrais être interloquée. Et pourtant ce qu’il dit est une évidence. Je suis fascinée. Il le sent, beaucoup trop intelligent pour que les émotions des autres lui échappent. Il se tourne vers moi.

 

« Avez-vous déjà été amoureuse ? »

 

L’ébauche d’un sourire est un aveu.

 

« Moi, je l’ai été. Love at first sight. Elle correspondait si bien à l’idéal féminin de mes romans que j’ai eu l’impression de tomber amoureux de l’une de mes créations, et de voir mon rêve prendre corps. Avec elle, un peu de magie a pénétré dans ma vie. Entre un mariage de raison et des amours de quelques nuits, j’ai rencontré, enfin, une femme issue de mon propre rêve, tombée de mon propre ciel. Nous formions un couple insolite et ambigu, tout en différences, en clair obscur, en écarts. Elle était différente. Tendre, d’une sensibilité exceptionnelle, que la vie n’a pas poli et qui reste aussi aigüe que celle de la petite fille, elle éprouvait d’instinct pour tout ce qui souffre une pitié que rien ni personne ne saurait apaiser.Devant l’injustice et la souffrance, aussitôt révoltée, bouleversée au plus profond de son être, elle partait en croisade. Mais il est difficile d’aimer une femme que l’on ne peut ni aider, ni changer ni quitter. Elle est morte. J’ai toujours été hanté par cet échec de l’amour, ce manque d’amour, qui ne font qu’accentuer, exaspérer la poursuite, la recherche de l’amour. Je vais vous dire, quand un homme et une femme ne se connaissent pas, ils peuvent s’aimer. Ça peut même être très beau. Mais quand ils se connaissent vraiment, ce n’est plus possible. »


Un silence. Ses mots rebondissent sur ma vie.

 

« Lorqu’on a aimé une femme de tous ses yeux, de tous ses matins, de toutes les forets, champs, sources et oiseaux, on sait qu’on ne l’a pas aimé assez et que le monde n’est qu’un commencement de tout ce qui vous reste à faire. »


Oui, ses mots rebondissent sur ma vie. J’ai la chance de savoir ce que c’est d’être aimée à ce point-là. Nous échangeons un regard complice, complicité de grands amoureux, de ceux qui ont aimé, aiment et aimeront toute leur vie.

 

“Tenez, Mademoiselle.”

 

Il me tend le livre qu’il tient entre ses mains, et me désigne un paragraphe sans mot dire.

 

« Quel effet cela fait-il de se sentir passionnément aimée ? demande D… à la femme qu’il aime.

« Vous d’abord… »murmure t elle

« L’impression de poser pour le portrait d’un autre » dit il « Et vous ? »

« Une certaine tristesse à l’idée que je suis seulement encore en train de rêver »


Nous restons tous les deux songeurs. Il reprend :

 

«L’amour. Certainement le mot le plus prononcé en ce bas monde. Avec “argent”. Tenez, par exemple, le mot « âme ». Le mot âme est passé de mode. Il est banni de tout vocabulaire littéraire sérieux. Ce n’est qu’un archaïsme, une vieillerie bêlant-lyrique, et qui relève d’une sorte de Saint Sulpice humaniste. Il a fait son temps, comme on dit. Je deviens un vieux monsieur. Je radote. »

 

Il secoue la tête, un peu las.

 

« Vous aimez écrire, Mademoiselle ? »

 

« Oh oui ! Je ne ferais que ça si je pouvais ! »

 

Il sourit.

 

« Quand j’écris, je vois. Je décris aussi précisément que possible mon paysage intérieur, je tente de le fixer dans ses moindres détails. Écrire c’est comme essayer de garder de l’eau dans ses mains. Ce qui fait qu’on a toujours soif. JE NE PEUX PAS NE PAS ECRIRE. C’EST UN BESOIN ORGANIQUE. SI JE N’ECRIS PAS, JE SUIS MALADE. C’EST POUR MOI UNE SORTE DE PROCÉDÉ D’ÉLIMINATION, vous comprenez ? »


Je le regardais. Un regard éperdu. Bien sûr que je comprenais. Je n’avais apparemment pas le 5ème de son talent, j’étais minuscule mais faisant fi de ma médiocrité, j’oubliais l’humilité et acceptais que la mécanique était la même pour lui comme pour moi. Une sorte de procédé d’élimination….il avait mis des mots sur ce que je ressentais vis-à-vis de l ‘écriture. Peu importe une éventuelle publication, peu importe le succès, peu importe la reconnaissance, l’écriture nous était essentielle pour respirer. Oui, bien sûr que je comprenais.

 

Je regardais cet homme. Et je devine. Il peut se construire un monde à lui, original, unique, tout un paysage intérieur qui est sa vraie patrie. Et auquel, quoi qu’il en semble, il restera fidèle jusque dans ses mensonges ou ses travestis.Il sait baiser la main des femmes, envoyer des fleurs à une nouvelle conquête, écrire les plus ravissants des mots doux, en galant homme…Mais il fleurit ses discours, ceux de tous les jours, d’un vocabulaire de charretier, aussi grossier qu’il peut être aimable. C’est un dandy viril, un macho nostalgique du bonheur.


Il allume une cigarette.

 

« La vie est terrible, non ? J’ai toujours l’impression qu’il y a quelque chose ailleurs. Je ne sais pas. Quelque chose, quelqu’un. Que ça existe et qu’il suffit de chercher. »

 

J’acquiece.

 

« Oui, j’ai aussi cette sensation de quête perdue. Une quête insensée que nul ne saurait combler »

 

« La quête. Elle est au commencement de la vie. Dès que l’on naît. Avec l’amour d’une mère, la vie vous fait à l’aube une promesse qu’elle ne tient jamais »

 

J’aurais pu en pleurer. Mais je me retiens. On ne s’épanche pas face à un homme d’une telle trempe.

 

« Je suis vieux. Si j’ai vécu si longtemps, c’est que j’ai charge d’amour. Mais il faut que ça cesse. Je n’en ai plus. Je me suis laissé dévorer. »

 

« Par qui ? »

 

« Une vieille histoire. J’ai cru contrôler mais c’était une erreur. Il était là. Quelqu’un, une identité, un piège à vie, une présence d’absence, une infirmité, une difformité, une mutilation qui prenait possession, qui devenait moi. Emile Ajar. Je m’étais incarné.J’étais figé, saisi, immobilisé, tenu, coincé. J’étais, quoi »

 

Émile Ajar. Romain Gary. Je ne l’ai évidemment jamais rencontré. Enfin, si. Dans ses livres. Il restera à tout jamais une énigme. Personne ne sait vraiment. J’aurais adoré avoir cette conversation-là avec lui. Un vieux fantasme. Réalisé par le truchement de mots. Il fut écrivain jusqu’à la mort. Il n’y a finalement pas grand-chose d’autre à savoir sur lui.

 

Un jour, Romain Gary ne fut plus. Il s’est suicidé. Le 2 décembre 1980. Il choisit de partir en laissant cette lettre :

 

« Jour J.

Aucun rapport avec Jean Seberg. Les fervents du cœur brisé sont priés de s’adresser ailleurs. On peut mettre cela évidemment sur le compte d’une dépression nerveuse. Mais alors il faut admettre que celle-ci dure depuis que j’ai l’âge d’homme et m’aura permis de mener à bien mon œuvre littéraire. Alors, pourquoi ? Peut-être faut-il chercher la réponse dans le titre de mon ouvrage autobiographique « La nuit sera calme » et dans les derniers mots de mon dernier roman : « car on ne saurait mieux dire » ;

Je me suis enfin exprimé entièrement »

 

Et au moment où, moi je partirais, par choix ou par la vie, je ferais mienne son ultime phrase.

 

« JE ME SUIS BIEN AMUSÉ. AU REVOIR ET MERCI. »

 

Texte écrit grâce à une biographie obscure (texte en italique) dont j’ai oublié le nom hélas. Les propos de Romain Gary sont en bleu, ce n’est pas de moi !!!